« Nos grandes villes modernes sont devenus des produits de consommation - contrôlés, emballés, et exploités. La vie urbaine se retrouve complètement structurée, et tous les aspects du travail, de la vie et des loisirs sont entièrement prédéfinis. Le graffiti ou l'altération non autorisée de l'espace urbain sont découragés parce qu'ils représentent une attaque contre l'ordre urbain, contre le système établi. Le soi-disant espace public n'a de public que son nom, et ne reflète aucune autre réalité que celle de l'idéologie dominante. Cette hégémonie démocratique repose essentiellement sur le consensus - un consensus qui, selon Jacques Rancière, efface avec efficacité la dimension politique, là où discours et débat conflictuel sont la pierre angulaire de la politique. Sans dissidence il n'y a pas de projets alternatifs, et sans projets alternatifs il ne peut y avoir de visions utopiques.
Les interventions illicites et les sculptures dans l'espace urbain prennent position contre le fonctionnalisme et peuvent refléter la parole de tous, y compris ceux qui sont exclus. La ville elle-même devient une œuvre d'art qui peut être librement façonnée. Ceci entièrement dans l'esprit des situationnistes : la ville en tant que laboratoire, afin de révolutionner le monde quotidien d'une manière ludique. La rue devient une toile. Le mobilier urbain fonctionnel est dévié de son usage habituel, et chaque arrêt de bus, chaque banc de parc, chaque pavé, deviennent potentiellement la prochaine œuvre d'art.
Plusieurs crises ont contribué à une forte augmentation de ce type d'interventions urbaines. Tout d'abord, l'art dans l'espace public autorisé par l'état a lamentablement échoué. Les programmes de construction en art qui ont existé depuis les années 1920 étaient surtout un moyen de créer des emplois pour les artistes en difficulté et pour stimuler une architecture banale. Le genre d'art en espace public qui a commencé à se faire voir dans les années cinquante - statues équestres classiques, monuments, art consensuel, et le kitsch visant à mercantiliser les villes - ne tarda pas à être considéré comme une vulgaire auto-congratulation, et a même été décrit par des critiques comme Benjamin Buchloh comme un « vandalisme provenant d'en haut ». Ces œuvres d'art ont rarement cherché à créer un contexte urbain, et portent un genre muséal et terne. Les interventions illégales contemporaines en sont très différentes - de forme libre, rapides à la réaction, et sensibles au contexte.
Il y a ensuite la crise d'une scène artistique surexposée, causée par des musées qui semblent des biotopes protégés et inanimés, ou des temples soigneusement gardés, un gangbang élitiste et incestueux impliquant galeristes, conservateurs et autres directeurs, sous la domination du marché de l'art. Les projets alternatifs que l'art de la rue nous donne à imaginer sont caractérisés par une approche démocratique populaire et directe, qui permet à quiconque de produire et de présenter de l'art - simplement, et avec peu de moyens. (...)
Mais le problème ayant le plus de poids ici est peut-être celui de la crise des villes. L'architecte Friedrich von Borries fait ce commentaire : « la ville contemporaine est un parc à thème - quadrillé par un étalage d'images urbaines mercantiles et de cartes postales, l'architecture tient en cela un rôle important, voire central, et les architectes sont les scénographes de cette scénarisation de la ville". Complexes multifonctionnelles appartenant à de grandes marques, centres commerciaux géants, lofts chics, et immeubles massifs de bureaux dominent les paysages urbains d'aujourd'hui, faisant naître un désir d'espaces ouverts et de processus plus participatifs. Les artistes semblent dire : si nos villes ressemblent déjà à Disney Land, alors vous pourriez au moins nous laisser nous y amuser aussi. Les interventions urbaines sont de facto des zones autonomes temporaires. (...)
L'environnement urbain a été transformé en un énorme champ de bataille où différents groupes d'intérêt et des sous-cultures se rencontrent et y jouent des batailles politiques et sociales symboliques - parfois ouvertement, parfois moins ouvertement. Des interventions urbaines efficaces viennent subvertir le système, en faisant obstruction avec persistance aux grands travaux, en luttant contre l'homogénéité, et en travaillant vers un espace libre de domination, où l'égalité et l'implication de tous serait enfin une réalité. Les œuvres d'art éphémères et anonymes correspondent aussi à la nature et au rythme de la grande ville moderne, qui exige un renouvellement constant et une praxis urbaine quotidienne. « Laissant de côté la représentation, l'ornementation et la décoration, l'art peut devenir praxis et poiesis sur une échelle sociale : l'art de vivre dans la ville comme œuvre d'art. En d'autres termes, l'avenir de l'art n'est pas artistique, mais urbain », écrit Henri Lefèvre. Ces interventions urbaines résultent dans l'esthétisation de la ville et la dés-esthétisation de l'art - qui peut transformer des moments exceptionnels en nouveaux standards, et ainsi dans la négation de l'art faire de la vie une œuvre à part entière. D'ici là, désamorçages temporaires des appareils fonctionnels et ré-interprétations subversives continuent à créer la possibilité d'une île dans la ville. Il y a encore assez de sable sous les pavés. »
Alain Bieber, "Desires will break out of homes and put an end to the dominion of boredom and the administration of misery", dans Urban interventions - personal projects in public spaces, 2010.
« C'est de ne point pouvoir déraisonner qu'on devient fou. »
Henri-Frédéric Blanc, Printemps dans un jardin de fous, 2004.
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